Outils numériques : des militants Quart Monde appellent à réfléchir aux besoins réels des personnes
ATD Quart Monde a organisé le 15 février un débat en ligne intitulé : « Derrière l’écran : expériences d’accès aux services sociaux et à l’éducation dans un monde numérique ». Pour des militants Quart Monde de France, du Royaume-Uni, des États-Unis et du Congo, ainsi que des universitaires et des représentants des États membres de l’ONU, le constat est unanime : les outils numériques sont trop souvent une barrière supplémentaire empêchant les personnes en situation de pauvreté d’accéder à leurs droits.
Depuis le début de la pandémie de Covid-19, partout dans le monde, les institutions publiques et les gouvernements ont accéléré « la numérisation de leurs interactions avec les citoyens ». Mais les outils numériques sont souvent développés sans prendre en compte l’avis et les connaissances des personnes qui vont ensuite les utiliser dans leur quotidien, a constaté Virginia Eubanks. Professeure de sciences politiques à l’Université d’Albany, dans l’État de New York, aux États-Unis, elle était la modératrice du débat organisé par ATD Quart Monde en marge de la 59e édition de la Commission des Nations Unies sur le développement social.
Esther Rodriquez, militante Quart Monde du Nouveau-Mexique, aux États-Unis, a ainsi fait l’expérience de l’école à la maison pendant le confinement avec ses trois petits-enfants. L’une s’ennuie derrière son ordinateur et ne comprend pas vraiment « pourquoi apprendre, alors qu’on est coincé à la maison ». La seconde décroche, « car elle a besoin d’avoir une personne en face d’elle pour lui apporter l’aide dont elle a besoin. À l’école, il y avait des travaux en petits groupes, mais, depuis que c’est en ligne, la classe est toujours rassemblée ». L’aîné a bien eu des documents concernant les bourses possibles pour entrer à l’université, mais pas de conseiller pour l’orienter et l’aider à demander ces bourses. « Les technologies numériques ont créé de nouveaux défis, pour eux comme pour moi », a pointé Esther Rodriquez, qui a « dédié beaucoup de temps et d’énergie » à ces petits-enfants pendant cette période difficile.
« Un système injuste »
Au Royaume-Uni, comme dans d’autres pays, le confinement a annulé brusquement tous les rendez-vous pris avec les professionnels des services sociaux, pour les remplacer par des visioconférences. « Beaucoup de familles ne pouvaient pas se payer une connexion Internet et ont été obligées de passer par des amis ou de la famille pour participer à une audience » portant, par exemple, sur le placement des enfants, a expliqué Tammy Mayes, militante Quart Monde à Londres. « Parfois, les enfants apparaissaient sur la vidéo, parce qu’ils étaient dans la pièce. Les parents, qui vivaient dans des conditions très difficiles, ne pouvaient pas éviter que leurs enfants entendent l’audience. »
Certains parents ont été obligés de suivre l’audience uniquement par téléphone, car ils n’avaient pas de smartphone ou une mauvaise connexion. Sans vidéo, les juges ne savaient alors « même pas qui participaient réellement ». Pour Tammy Mayes, « aucune affaire ne devrait faire l’objet d’audience en ligne, sauf si l’enfant est véritablement en danger. C’est un système injuste, on ne peut pas voir les expressions sur les visages. Les avocats, les juges, les travailleurs sociaux ont tous des ordinateurs, alors que les familles n’en ont pas forcément. Comment peut-on accepter cela ? », s’est-elle interrogée.
Plusieurs militants Quart Monde français ont également participé à ce débat, par l’intermédiaire d’une vidéo. « Étant pupille de l’État, je ne possède pas les dates de naissance de mes géniteurs, ce qui est une condition pour faire une demande d’acte de naissance en ligne », a raconté ainsi Doris Mary. Pascal Poulain rencontre quant à lui des difficultés pour suivre sa formation à distance, car il « habite dans un foyer où il n’y a pas de wifi ». Chantal Vallée et Patrick Lubin ont cependant rappelé l’aide que peut aussi représenter le numérique pour « sortir de l’isolement ».
« Réfléchir aux besoins des personnes »
La digitalisation des services de l’État constitue, pour les personnes en situation de pauvreté, « une barrière qui les empêche d’avoir accès aux services sociaux et aux différentes aides de l’État. Si nous ignorons l’impact sur ces personnes, elles verront leurs droits violés une nouvelle fois de manière violente », a pointé Christiaan van Veen, directeur de projet à l’École de droit de l’Université de New York. Il a ainsi constaté que « beaucoup d’États ne tiennent absolument pas compte du fait que la majorité des personnes se connectent davantage avec un téléphone qu’avec un ordinateur » lorsqu’ils développent les applications permettant d’obtenir des allocations. « Une mère célibataire ayant perdu son emploi pendant le confinement a vu son allocation s’arrêter fin octobre. Elle a découvert que, par inadvertance, en consultant son dossier, elle l’avait en fait clôturé », a-t-il rapporté.
Il a en outre affirmé que la Banque mondiale et plusieurs organisations internationales investissaient, « depuis plusieurs années, des millions de dollars dans des systèmes de pièce d’identité numérique. Elles promettent que cela va permettre d’intégrer les personnes les plus pauvres. Mais la Banque mondiale dit elle-même, dans son rapport annuel, que, pour l’instant, elle ne sait pas quel impact va avoir ce projet sur les plus pauvres ».
Christiaan van Veen a donc invité les États à « ne pas applaudir toutes les évolutions numériques, mais à réfléchir aux besoins des personnes, à voir comment les personnes les plus pauvres peuvent bénéficier de ces technologies et à étudier beaucoup plus sérieusement les risques potentiels ».
Illustration : rawpixel.com
Antérieurement publié sur le site international d’ATD, ici.