L’histoire d’une loi pour un Québec sans pauvreté
par Vivian Labrie chercheure autonome et citoyenne québécoise (Canada)
C ’était il y a vingt ans, à l’automne 1997, au moment d’un Parlement de la rue devant l’Assemblée nationale du Québec. Même si ce n’est pas si clair sur le moment, ce campement bigarré d’un mois marque le début d’une aventure collective inédite pour proposer
une loi pour un Québec sans pauvreté, qui conduira à l’adoption d’une vraie loi par l’Assemblée nationale et inspirera des initiatives similaires ailleurs au Canada.
J’entends encore Yvette Muise déclarer qu’elle en a assez de rêver en couleurs : “ Il faut rêver logique ! ”, affirme-t- elle. Yvette sait de quoi elle parle. Elle en a vu de toutes les couleurs dans sa vie.
Ces quelques mots sonnent étonnamment juste. Ils nous donnent un élan incroyable pour croire dans ce projet d’une loi sur l’élimination de la pauvreté qui cherche son chemin dans nos réseaux citoyens. Nous allons les répéter souvent dans les deux années qui vont suivre. Ils figureront au préambule de la proposition de loi citoyenne que nous adopterons symboliquement au printemps 2000 devant l’Assemblée nationale du Québec. Il faut dire que cette démarche qui nous réunit à l’automne 1997 puise dans plusieurs années de travail citoyen où, pour diverses raisons, des groupes communautaires et leurs regroupements se sont donnés comme principe d’action que des personnes en situation de pauvreté soient au cœur des luttes qui les concernent. C’est ce qui se passe dans les groupes de défense de droits. C’est ce qui se passe dans les groupes d’alphabétisation et dans plusieurs groupes d’éducation populaire qui ont fréquenté divers courants de pensée et d’action allant en ce sens : le voir-juger-agir de l’action catholique, les analyses collectives de la conjoncture de certains mouvements de gauche, l’approche conscientisante venue de Paulo Freire et de la solidarité internationale. C’est ce qui se passe aussi à ATD Quart Monde, dont les équipes québécoises se sont jointes à cette mouvance. On s’inter-influence dans les façons de faire.
Quand vient le moment, à l’hiver 1998, de former un Collectif pour penser et proposer une loi sur l’élimination de la pauvreté, nous sommes sur la même longueur d’onde sur ce point. Nous ferons attention à ce que cet aspect soit présent tant dans nos façons de nous organiser et de nous gouverner que dans la pédagogie et le contenu de la proposition de loi à construire ensemble.
Lors d’une réunion, alors que nous préparons le texte d’une pétition qui accompagnera cette démarche de construction,
l’équipe d’ATD arrive avec la suggestion d’affirmer dans le document que les personnes en situation de pauvreté agissent quotidiennement contre la pauvreté. Cette idée se retrouve en 2000 dans le préambule de la proposition de loi citoyenne que nous adoptons symboliquement devant l’Assemblée nationale. On y affirme que ” les personnes en situation de pauvreté sont les premières à agir pour transformer leur situation et celle des leurs ”.
Nous nous efforçons aussi de devenir le laboratoire de cette conviction. Nous prenons l’habitude que les délégué·e·s des organisations membres puissent être deux et disposer de deux votes si au moins une de ces personnes est en situation de pauvreté. Nous mettons en place un comité AVEC, dont le mandat est d’exercer une vigilance pour que cet ‘ avec ’ les personnes en situation de pauvreté s’avère aussi un ‘ ensemble ’. Nous nous assurons de cette présence et de cette participation dans nos mobilisations et actions. Nous cherchons des formes d’animation inclusives qui permettent à des milliers de personnes de conditions sociales différentes d’énoncer ce qu’elles voudraient voir figurer dans une loi sur l’élimination de la pauvreté. Et d’apporter leur contribution.
Les gens retrouvent leurs mots et leurs idées dans les textes produits par le Collectif. Comme cette phrase de Lucien Paulhus qui figurera avec celle d’Yvette Muise au préambule de la proposition de loi citoyenne : “ Je suis une feuille à côté de l’arbre. Après la loi, je serai dans l’arbre. ”
Il y a des débats épiques entre les un·e·s et les autres sur des points sensibles comme la nécessité d’une garantie de revenu qui couvre les besoins de base ou un salaire minimum qui fasse sortir de la pauvreté. Il y a aussi des moments de célébration comme en témoigne une photo prise au printemps 2002 qui deviendra une affiche donnant beaucoup de fierté. On y voit deux cent personnes engagées dans ce processus, avec l’expérience de la pauvreté ou en solidarité avec cette expérience, tenir ensemble une série de bannières où figurent les paroles suivantes : “ Jeter les bases d’un Québec et d’un monde sans pauvreté, plus solidaire, plus égalitaire ! Le faire avec les personnes en situation de pauvreté. Donc, se gouverner et se développer autrement ! ”
La loi adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en 2002 va moins loin que la proposition de loi citoyenne qui y a conduit. Son préambule affirme tout de même lui aussi que les personnes en situation de pauvreté sont les premières à agir.
Après l’adoption de la loi, il y a du meilleur et du pire dans les décisions publiques. Du côté du meilleur, la loi engage à tendre vers un Québec sans pauvreté. Elle impose d’assurer un revenu plancher à l’aide sociale et conduit à des améliorations significatives dans le revenu assuré aux familles. Elle institue un comité consultatif, chargé de suivre l’application de la loi et de conseiller le ministre responsable de celle-ci. La composition de ce comité prévoit d’office la présence de trois personnes en situation de pauvreté. Ce qui va bouleverser certaines habitudes qui prévalent dans de tels comités publics… comme demander aux gens d’avancer le coût du déplacement vers la réunion !
Du côté du pire, plusieurs décisions restent fondées sur des préjugés et la peur de l’autre sans que cette nouvelle loi puisse l’empêcher. Ces décisions cumulées vont conduire à la détérioration de la situation économique des personnes seules et des couples sans enfant prestataires d’aide sociale. Et peu à peu, l’argument de l’incitation à l’emploi, qui prévalait avant la loi sur la pauvreté et justifiait toutes sortes d’obligations humiliantes, va reprendre de la vigueur jusqu’à occuper à nouveau toute la place.
C’est ce qui est en train de se passer au moment d’écrire cette histoire. Malgré la loi sur la pauvreté, de nouvelles règles sont annoncées, soi-disant pour le bien des personnes qui demandent l’aide sociale pour la première fois. Elles réintroduisent le même genre d’obligations passibles de pénalités qui ont conduit des milliers de personnes il y a vingt ans à s’engager dans une mobilisation citoyenne pour un Québec sans pauvreté.
On peut se rappeler la parole d’une autre Yvette, entendue elle aussi il y a bientôt vingt ans : “ Y’a rien de pire que quelqu’un qui veut ton bien à ta place.” L’histoire s’arrête ici. Pour le moment. Car
le rêve d’un Québec sans pauvreté reste. Tout comme la possibilité de le rêver logique.